"When does the path we walk on lock around our feet?
When does the road become a river with only one destination?"
-Sherlock, saison 4, épisode 1
Science de la déduction et possibilités logiques
L'exemple de Sherlock (BBC)
Pour un peu de contexte, ces deux citations sont narrées par Sherlock à la toute fin de l'épisode 1 de la saison 4 ("The six Thatchers"). C'est dans cet épisode qu'un.e personnage important (appelons-le A, pour ne pas spoiler celles ou ceux qui n'auraient éventuellement pas vu ou fini la série) de la série meurt, et laisse un message préparé au cas où cela arriverait. "Save John Watson" est la tâche que A donne à Sherlock, tâche qu'il va devoir accomplir jusqu'aux dernières minutes de l'épisode 3. Je n'ai d'ailleurs jamais trop compris quel était le lien entre ce premier personnage, et celui du dernier épisode de la série (appelons-le B). B avait donc d'une façon ou d'une autre été en contact avec A ? Peut-être des fans assidus sauront m'expliquer. J'avoue moins aimer la saison 4 par rapport aux autres (même si elle reste objectivement, dans l'univers des séries, d'une très grande qualité).
1) Il était une fois un marchand...
“There was once a merchant in the famous market at Baghdad. One day, he saw a stranger looking at him in surprise, and he knew that the stranger was death. Pale and trembling, the merchant fled the marketplace and made his way many, many miles to the city of Samarra, for there he was sure death could not find him. But when at last he came to Samarra, the merchants saw, waiting for him, the grim figure of Death.
“Very well”, said the merchant, “I give in, I am yours. But tell me, why did you look surprised when you saw me this morning in Baghdad?
“Because”, said death, “I had an appointment with you tonight, in Samarra”
Ce conte est également narré par Sherlock, au début de l'épisode cette fois. Il résume bien l'esprit de la saison 4 : on ne sait plus trop quel fait se déduit de tel autre fait, et on ne s'y retrouve plus.
Le marchand a surinterprété un fait en apparence fondamental (= la mort est là), mais en réalité la Mort n’avait elle-même pas prévu cela. Ainsi, comment le marchand aurait-il pu ne pas faire autrement ? Il rencontre en effet la Mort, et en induit donc qu’il faut absolument fuir et éviter cet évènement.
Cette expérience de pensée a le mérite de poser une bonne question : si les faits que l’on rencontre (ici, la Mort rencontre le marchand le matin) sont rendus possibles par d’autres faits (par exemple le fait que la Mort n’avait pas prévu de tomber sur le marchand ; ce que le marchand ne savait pas), comment connaître, plus généralement, l’importance respective des faits que l’on rencontre ?
Je voudrais montrer la différence qui existe entre un
fait nécessaire et un fait que j’appellerai “négligeable”. La différence se fait en appliquant correctement la déduction.
Mais de quelle nature sont les faits possédés à l’instant t ? Ce que je veux montrer est qu’ils ne sont pas de nature temporelle (i.e. soit un fait $ E_n$ à l'instant n "déterminé" par un fait $ F_k $ à l’instant $ t_{n-k} $ : si $ F_k $ ne se produit pas alors En non plus). L’inconvénient d’une conception temporelle des faits est qu’elle ne permet de penser de manière logique, c'est-à-dire de se demander :
- Pourquoi en est-il ainsi ?
- Qu’est-ce qui a rendu ce fait $ E_n$ possible ?
Les questions d’ordre temporel suffisent pour des inférences simples (j’envoie un message à un ami, donc il le recevra dans un certain temps), mais pas pour des inférences qui requièrent une déduction risquée (qu’est-ce qui fait que mon chef me croise au marché ?). La seconde inférence doit donc être logique : elle doit se concentrer sur les possibilités logiques des états de choses du monde.
3) Deux principes de déduction des faits
D'abord, il faut connaître la nature des choses qui nous environnent. Par exemple : connaître la nature du patron (qui remplace la Mort dans notre nouvelle expérience de pensée), notamment le fait qu’il a des enfants ayant besoin d’aide scolaire, et qu’il venait en fait au marché pour demander de l’aide au marchand, qui se trouve avoir des qualités en mathématiques.
Ensuite, il faut connaître la nature des états de choses possibles associés aux choses. Ex : savoir que le patron souhaite le meilleur pour ses enfants : il faut donc en déduire que par cette disposition propre au patron, un certain état de choses s’en suit (à savoir chercher de l’aide scolaire pour ses enfants s’ils se trouvent que ceux-ci en ont besoin). Or, comme le marchand possède un niveau de mathématiques amplement suffisant pour les enfants qui n’ont que 10 et 13 ans, alors il faut en conclure que cet état de chose est fort probable.
NB : cette conclusion peut être infiniment nuancée. On pourrait
poser une nuance A "le patron est toutefois une personne ayant du mal à se
déplacer à cause d’un accident" ; dans ce cas, pourquoi aurait-il fait le
déplacement ? Cela serait donc pour une raison importante :
laquelle des deux ? C'est une remarque importante : il faut toujours postuler qu'un fait peut être expliqué par un autre fait.
(1) Car ses enfants ont besoin d’aide scolaire ?
(2) Ou car son employé doit lui rembourser une somme d’argent ?
La réponse dépend de la nature de la « chose » qu’est le patron, des états de choses possibles associés à elle, et enfin la réponse dépend des faits effectifs. Quelle est l’inférence la plus probable ? Le bon enquêteur (ou logicien, c’est la même chose) doit posséder un savoir pratique de grande qualité, afin de rassembler toutes les connaissances nécessaires sur le patron qui permettent d’élucider le choix. Dans notre cas, si on retire la nuance A, assurément cela suffit pour conclure que le patron vient pour (2).
Ce que je veux montrer est que l’inférence pratique (notre cas est typiquement un cas d’enquête) repose sur des faits (l’existence d’états de choses) et des choses (des substances simples). Je veux montrer que tout l’enjeu de la bonne inférence pratique repose sur une sagesse pratique qui sait reconnaître quelles connaissances sont utiles pour déduire une conclusion à partir de la nature des choses (ici : la nature de l’individu qu’est le patron). Cela suppose donc d’avoir une imagination assez grande pour supposer tous les états de choses possibles (et non seulement effectifs) à propos de la chose qu’est le patron.
4) Pour résumer :
i. Il faut connaître la nature des choses (ici : la nature du patron). NB : par nature j'entends les traits qui font que x est un patron. Cela signifie qu'il n'est pas important de savoir que cette définition varie selon les époques, mais qu'il est important de savoir ce qui fait que x est un patron à l'instant t. Pour rappel, Sherlock ne sait pas ce qu'est un Premier Ministre, ou qui est Margaret Thatcher, par exemple, car ce sont des données rarement utiles dans la moyenne de ses enquêtes. Dans cette nature sont comprises : les dispositions (manière d’être), les propriétés (internes, externes), les relations.
ii. Connaître toutes les possibilités logiques associés à ces choses et notamment leurs dispositions. Dans la vie pratique, ces possibilités logiques sont liés aux normes sociales (plus largement à la vie sociale et ce que les choses peuvent et doivent être).
iii. Connaître les faits effectifs, si l’on en a, à propos du patron (ex : la semaine dernière, il nous a dit que l’entreprise faisait de bons profits ; on peut en déduire que c’est une raison de plus pour ne pas demander tout de suite le remboursement de la dette), et donc déduire d'autres propositions, afin de faire un lien avec le fait qui nous pré-occupe en premier lieu (qui était : pourquoi en est-il ainsi que le patron est-il là ce matin ?).
Ainsi, en énonçant des propositions composées de ces faits ou des états de choses possibles, on montre la forme logique de la réalité (ou le sens de nos propositions, c'est à peu près pareil), et on dit ce qui est le cas si cette proposition est vraie (Tractatus, 4.022). En pensant par propositions, on peut donc enquêter de la manière la plus optimale qui soit !
L'inférence de l'enquête n'est donc pas une inference strictement
temporelle (b se déduit de a car a se produit avant b), mais logique (si a, alors b : $ A \implies B$). Tout le
problème réside dans l’évaluation de la force de cette implication, force
d’ordre probable si les faits relèvent de la vie sociale.
Mais c’est
une probabilité qui tend vers 1 à mesure que l’on déduit les possibilités
logiques. On voit souvent souvent Sherlock poser une hypothèse au début de ses enquêtes, puis collecter des faits qui tendent ou non à la confirmer au fur et à mesure du temps.
5) The science of deduction:
D'où le nom du blog de Sherlock : non pas simple déduction, mais science de la déduction. On le voit tout au long de la série, Sherlock passe parfois des journées à décomposer des yeux humains dans des tasses, à étudier la durée de vie d'une tête décapitée dans son réfrigérateur, etc. Cela lui permet de collecter des propositions vraies (ou des faits, de toutes façon les propositions sont des faits) et donc utiles pour des déductions futures.
J'aime bien le passage (je crois, dans la saison 4, mais je ne suis plus sûr) où il déduit « trop » de choses : Sherlock est avec un client venu a priori à cause de ses problèmes de couple. Mais Sherlock pense (ou plutôt suppose) que Moriarty est derrière le coup : il utiliserait l’appartement du client pour déstabiliser l’ONU, car celui-ci est situé juste en face de l’ambassade des USA, ce qui permettrait de contrôler le président des USA grâce aux technologies de contrôle inventées par Moriarty, dont Sherlock a entendu parler.
Mais, bien sûr, Sherlock avait déjà trouvé la solution au problème du client (liée je crois à une tromperie). Il s’amusait juste avec lui afin de s’entraîner à déduire toutes les possibilités logiques liées à sa situation, car la nature de la substance simple qu’est Moriarty est extrêmement complexe (beaucoup de propriétés, de dispositions, et surtout de faculté de calcul logique). Cela force Sherlock à « calculer » encore plus.
6) Quand tout "fait sens"
La citation en en-tête résume bien ce qui caractérise toute déduction : le "moment" où tout "fait" sens.
Mais justement, quand, ou plutôt comment les choses font-elles sens ? C'est un peu le mystère de la nécessité, dont la métaphore de "cause errante" dans le Timée de Platon me semble très juste (à part le fait que désormais il n'est de nécessité que logique, et que donc le concept de cause est à utiliser avec précaution, voire est vide de sens). Il me semble que la réponse est que cela se produit lorsque, à partir des règles de la logique, qui déterminent les conclusions que l'on tire à partir de propositions données, soit on applique celles-ci à des propositions données, soit on trouve d'autres règles plus utiles pour montrer ce que l'on veut dire.
En enquête, comme en philosophie, il faut s'accrocher aux faits les plus élémentaires, nécessairement certains (ou dont la probabilité tend vers 1), pour ensuite arriver à en déduire d'autres plus complexes, fonctions des premiers.
"When life gets too strange, too impossible, too frightening, there is always one last hope. When all else fails, there are two men sitting, arguing in a scruffy flat, like they've always been there and always will"
[1] https://www.youtube.com/watch?v=NsrMilDYLoc&ab_channel=jwsl73
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