Je publie ici un rendu de philosophie consacré à ces deux auteurs, dans le cadre d'un cours sur l'Éthique. Le thème m'a intéressé et j'ai pensé qu'il ne serait pas inutile de faire part de mes travaux de philosophie à mes quelques lecteurs. Je pense faire de même pour toutes mes futures lectures que je juge dignes de partager, dans le style le plus clair possible.
Abréviations employées :
Eth. : Éthique
T : Tractatus logico-philosophicus
CE : Conférence sur l’éthique
C : Carnets (1914-1916)
RR : Wittgenstein. La rime et la raison : science, éthique et esthétique
Exemple : « Eth., 117 » = « Éthique, I, Proposition 17 »
La comparaison des philosophies de Spinoza et de Wittgenstein ne va pas de soi : environ deux siècles et demi séparent les deux philosophes, qui appartiennent de toute évidence à des contextes culturels et politiques bien différents. L’un est un des plus célèbres philosophes du 17e siècle : il a renouvelé la métaphysique cartésienne dans un souci constant de discussion et d’érudition ; il a écrit une Éthique, composée more geometrico visant à démontrer le salut possible de chacun par la connaissance de la nécessité divine et la connaissance de ses affects ; en 1670, il a interrompu la rédaction de celle-ci pour écrire le Traité théologico-politique, dont on connaît à la fois la radicalité et la nouveauté pour l’époque. L’autre est un philosophe central du XXe siècle philosophique, ayant contribué à des réflexions sur des thèmes aussi larges que la logique, la philosophie des mathématiques, la philosophie de la connaissance, l’éthique, puis la grammaire et ce qu’il a appelé les « jeux de langage », ou encore la certitude et la religion. Cette présentation volontairement synthétique a vocation à souligner les différences qui existent a priori, avant l’examen approfondi de deux éléments. En outre, Wittgenstein n’a probablement pas lu Spinoza (Bouveresse 1973, Rigal, 2006), ou alors seulement à travers Schopenhauer.
Du côté de Spinoza, nous nous concentrerons donc, par souci de clarté et en lien avec le cours, avant tout sur l’Éthique. Du côté de Wittgenstein, nous emploierons le Tractatus en priorité, un de ses textes pouvant naturellement faire penser à l’Éthique, du moins dans sa forme, et parfois dans son contenu. Nous utiliserons aussi certaines lettres, ainsi qu’à la Conférence sur l’éthique prononcée lors d’une journée de novembre 1929, à Cambridge, répondant à une invitation de l’écrivain Charles Kay Ogden, devant un public de non-initiés, et à un cours de 1939.
Du point de vue méthodologique, notre approche sera majoritairement « atemporelle », c’est-à-dire que nous comparerons les concepts de Spinoza et Wittgenstein sans tenir compte de la différence historique et de leur contexte. Il est en tout cas possible de les étudier sous un angle davantage historique en étudiant les conditions plus ou moins semblables qui les ont permis tous les deux d’élaborer leur pensée (ce qui sera surtout fait dans la première partie, plutôt biographique). « Biographique » ne signifie pas une description complète de leurs vies, comme un rappel scolaire, mais bien une analyse soucieuse des contextes sociaux et historiques ayant permis un certain ensemble de conditions leur permettant de pouvoir exercer leur travail conceptuel. Cela inscrit donc leur parcours en tant qu’individus dénommés « philosophes » au sein d’une certaine époque (le 17e siècle pour l’un, le XXe siècle pour l’autre). Ce sont surtout leurs caractères respectifs, ainsi qu’un certain passé familial, qui permettent de comprendre la similitude des conditions de production des concepts des deux auteurs.
Ainsi, la question initiale de comparer les deux auteurs semble forcée. Rigal écrit que la confrontation entre les deux « tourne à la foire d’empoigne », ce qui est vrai (on le verra à propos de l’expression sub specie aeternitatis, par exemple). Pour autant, cela n’empêche pas de réfléchir concrètement aux problèmes communs que les deux auteurs se posent, et la manière dont ils essaient de les résoudre.
Comme l’écrit Bouveresse (1973), on peut à juste titre distinguer, ce qui vaut en fait pour n’importe quel philosophe, un Wittgenstein « réel » et un Wittgenstein « philosophique » :
« On ne peut se défendre, en tout état de cause, de l'impression qu'il y a sur ce point (au moins) deux Wittgenstein : le Wittgenstein réel, que l'on peut appeler, pour disposer d'un point de repère commode, et bien qu'il soit en un certain sens beaucoup plus proche de Kierkegaard, kantien, et un Wittgenstein philosophique, qui s'efforce, sans jamais y parvenir réellement, d'atteindre à un idéal moral de type spinoziste, dont il est par tempérament extrêmement éloigné » (p. 78)
On note comme premier point commun une vie « authentique » et philosophique, au sens de mise en avant de la simplicité matérielle aussi bien qu’intellectuelle. On pense au style de vie austère de Spinoza, ainsi qu’au séjour de deux ans de Wittgenstein en Norvège, à Skjolden (de 1912 à 1914). Pour Spinoza, on constate un écart fort avec le monde universitaire, et pour Wittgenstein, c’est plus nuancé : correspondance intense avec Russell, avec les membres du futur Cercle de Vienne, et obtention d’une chaire à Cambridge en 1939. Mais on observe bien toujours une volonté de s’affirmer par rapport à la tradition universitaire telle qu’elle est établie à leur époque.
On remarque donc des similitudes biographiques entre les deux philosophes « réels ». Qu’en est-il de leurs concepts ? En effet, les similitudes générales entre nos deux sujets sont évidentes. Mais précisément, ce ne sont que des similitudes, des affirmations allant de soi pour le lecteur du 21e siècle, et n’ayant donc pas tellement besoin d’être vérifiées et approfondies. Bouveresse écrit que :
« On peut trouver aisément dans l'éthique du Tractatus (pour autant qu'il existe quelque chose de ce genre) des éléments tout à fait traditionnels qui font songer en particulier, à un moment ou à un autre, à des auteurs comme les Stoïciens, Spinoza, Kant, Schopenhauer ou Kierkegaard, sans que l'on puisse toujours savoir exactement s'il s'agit d'influence ou de rencontre. (…) On a parlé tantôt de « spinozisme » et tantôt de « kantisme » à propos du Tractatus ; et ceux qui l'ont fait ont certainement eu raison dans les deux cas, bien qu'il soit tout à fait impossible de considérer qu'une caractérisation de ce type pourrait constituer le dernier mot ou même seulement jeter une lumière véritable sur ce qu'a voulu dire Wittgenstein. (…) Du côté de Spinoza, [on retrouve] le refus de moraliser la morale, l'eudémonisme et l'exaltation du vouloir-être, l'éternité conçue comme la vie dans le présent, le rejet de la conception classique du libre arbitre et de la responsabilité personnelle, avec le refus de juger et de se juger qu'il implique en principe, l'acceptation de ce qui arrive et de ce qui nous arrive comme seule possibilité réelle d'affranchissement à l'égard du destin, la recherche de la béatitude personnelle dans la solitude, la pauvreté et l'ascèse » (RR, p. 78-79)
On retrouve bien des généralités communes aux deux auteurs, y compris du point de vue conceptuel. Nous examinerons donc, en philosophe cette fois, les concepts des deux auteurs, en particulier grâce au travail extrêmement minutieux de M. Aenishänslin.
1. 1. Le titre et la forme d’écriture :
À première vue, pour les connaisseurs des classiques de la philosophie, le Tractatus logico-philosophicus, par son titre, semble faire référence au Tractatus theologico-politicus de Spinoza. Est-ce le cas ? Rappelons que c’est G.E. Moore qui a conseillé ce titre à Wittgenstein, plus « accrocheur » selon lui. C. Chauviré, dans l’introduction de l’édition Garnier Flammarion (2022) du Tractatus, rappelle bien que cette allusion porte à confusion, dans la mesure où Wittgenstein « s’est toujours défendu de s’appuyer sur une tradition philosophique quelconque » (au moins officiellement). Le titre souligne une forme de contradiction, entre la logique, « science formelle », et la philosophie, « science réflexive », disciplines que Wittgenstein va réinventer en profondeur. On peut donc dire que cette tension qui anime le texte se reflète dans son titre.
L’Éthique est rédigée « géométriquement », ce qui n’est pas la même chose que l’écriture dite « nodale » ou logique du Tractatus (c’est-à-dire que chaque proposition se déduit des autres, et que les propositions intermédiaires (1.1, 1.2, 1.2.1, …) éclairent le sens des propositions primaires (1, 2, 3…)). On peut dire que Spinoza reste très euclidien, car il distingue notamment postulat et axiome (notions qui seront assimilées à partir du 20e siècle par les logiciens). Les deux aspirent bel et bien donc à une clarté logique digne des mathématiciens. La différence avec l’écriture ordine geometrico demonstrata est que Spinoza, bien que posant des définitions, comme Wittgenstein, afin d’en déduire toutes les conséquences nécessaires, se permet parfois d’exiger de son lecteur une certaine « patience ». Cela se retrouve en particulier dans certains scolies, les seuls passages de l’Éthique où il utilise une forme non démonstrative et emploie la première personne du singulier. Nous pensons particulièrement au scolie de Eth, 221, (« mais là-dessus, plus tard »), ou encore 435, corollaire II (« j’en parlerai plus longuement ailleurs »), ou au scolie de Eth, 520. On ne trouve pas de telle « demande » de patience logique dans le Tractatus : en ce sens, il est donc plus radical que l’Éthique. Un autre argument en faveur de cette plus grande radicalité du Tractatus est que l’Éthique ne comporte pas de remarque qu’on pourrait appeler « d’autodestructrice » à sa fin : « Mes propositions éclairent en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme des non-sens, lorsqu’en passant par elles – par-dessus elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire rejeter l’échelle après y être monté » (T, 6, 54).
Il y a donc bien une grande rigueur chez les deux, soucieux de penser comme les mathématiciens. Mais la logique est le point central du Tractatus, en tant qu’entité autonome déterminante de notre langage et de notre pensée, alors qu’elle ne l’est pas chez Spinoza. En outre, on a souvent dit que le Tractatus ouvre, avec les travaux de Frege ou encore Russell, ce qu’on a appelé le « tournant linguistique » de la philosophie au XXe siècle. Assurément, l’Éthique ne vise pas une réforme du langage, bien que soulignant ses dangers[1]. Cela nous invite donc à nous pencher sur le contenu et les idées développées chez les deux auteurs.
2. Le monde, et le triplet substance-attribut-mode :
a. Le monde et la substance : deux concepts comme fondements de la connaissance
Bouveresse (RR, p. 32) rappelle bien qu’à la différence des Recherches philosophiques, le Tractatus « est certainement un ouvrage de métaphysique et, qui plus est, de métaphysique dogmatique ». L’Éthique (I, définitions) en est assurément un aussi : définition a priori d’une cause de soi (« ce dont l’essence enveloppe l’existence »), des « choses finies » (« chose pouvant être bornée par une autre de même nature »), de la substance (« ce qui est en soi et se conçoit par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose d’où il faille le former »), puis de l’attribut (« ce que l’intellect perçoit d’une substance comme constituant son essence »), des modes (ou « manières », selon B. Pautrat), à savoir les affections de la substance, et Dieu, qui sera associé à la substance, comme être absolument infini, « consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ». Cette substance existe nécessairement, car sans elle, rien ne pourrait être conçu. Elle est unique, car si on suppose deux substances différentes mais de même attribut, alors selon « le principe de correspondance entre l’intellect et la chose » (Matheron, p.14), cette différence n’est qu’apparente. Cette substance sera associée à la Nature (Eth, 404, démonstration, ou IV, Préface), produisant son activité soit comme nature dite « naturante » (natura naturans), dynamiquement productrice (l’aspect substance-attribut de l’ontologie spinoziste), soit comme nature « naturée » (natura naturata), en tant que production engendrant des êtres finis (les modes, affections des attributs).
M. Aenishänslin reformule la substance tractacéenne
(« ce qui existe indépendamment de ce qui est le cas », T, 2.024, par
opposition aux accidents) comme « l’ordre que fondent les choses par leurs
configurations virtuelles ». Toutefois, la différence est que, selon
Wittgenstein, cet ordre des choses (qui forment des états de choses) n’est pas le
monde, mais justement la substance de ce monde (ce qui « se
tient » en dehors de ses accidents ; on remarque que Wittgenstein
emploie un sens tout à fait traditionnel du mot « substance »). Le
monde est au contraire « la totalité des faits, non des choses » (T,
1.1), il est déterminé par eux. Le fait est « l’existence d’états de
choses » (T, 2) : autrement dit, le fait est lorsqu’un état de chose
vient à l’existence. De là sera possible la pensée, comme « image logique
des faits » (T, 3). La pensée n’est donc pas une identification au monde
(ou la substance comme totalité), mais à l’existence d’états de choses
appartenant à ce monde. En ce sens, Wittgenstein affirme qu’il y aura toujours
un voile entre le monde comme tel et ce qu’on en sait, et ce voile est le
langage. Il ne tombe cependant pas dans un scepticisme vis-à-vis du langage,
comme Nietzsche ou Frietz Mauthner. Ce sera une constante chez lui de viser à
résoudre les problèmes philosophiques par l’analyse du langage, y compris du
langage ordinaire. M. Aenishänslin note à juste titre : « La
substance wittgensteinienne ne présente pas une telle unicité, car il existe
des instances qui lui sont étrangères, comme les propositions élémentaires, les
limites du monde, le vouloir, les valeurs et Dieu » (p. 304). Mais nous
avons bien affaire à deux auteurs qui utilisent cette notion de substance comme
support de la pensée de toute chose ; Wittgenstein y ajoute un trait
majeur, à savoir celui que notre monde (humain) est la totalité l’existence des
états de choses contenues virtuellement dans la substance, c’est-à-dire la
totalité des faits ; faits qui n'appartiennent donc pas à la substance du
monde, comme les modes, pour être bien clair. La substance wittgensteinienne
reste donc en « arrière-plan » du monde, monde que l’on se constitue
grâce au langage.
b. Le triplet substance-attributs-modes est-il assimilable à certaines propositions du Tractatus ?
Nous allons ensuite présenter l’analyse intéressante de M. Aenishänslin quant aux attributs tels que Spinoza les pense, et le lien possible avec le Tractatus. Il rappelle que la nature de la substance est assimilée à tous ses attributs, y compris ceux autres que la Pensée. Or, le fait f associé à un état de choses c, f(c), « est d’une nature substantielle ». Ce qu’il veut dire est que les faits possèdent une certaine « teinte », une manière de se présenter : par exemple, la spatialité, ou encore, la couleur. Aenishänslin ne la mentionne pas, mais il fait implicitement référence à la proposition 2.171 du Tractatus : « L’image peut reproduire toute réalité dont elle a la forme. L’image spatiale tout ce qui est spatial, l’image colorée tout ce qui est coloré, etc. ». Ce que Wittgenstein veut dire est qu’une image d’une réalité donnée aura la forme de cette réalité. En termes spinozistes, ces différentes « natures substantielles » des différents faits du monde peuvent être identifiés aux attributs, qui expriment la substance du monde d’une infinité de manières.
Aenishänslin rappelle que tous les modes sont causalement déterminés entre eux, « alors que l’avènement ou la disparition d’un fait à l’existence n’a égard ni à l’avènement ni à la disparition d’autres faits ». C’est un point ardu. Il ajoute ensuite : « Ce principe est général : (…) sauf dans le cas où la vérité d’un fait f’ suit de la vérité de l’image d’un autre fait f’’ ». En somme, il est bien sûr possible que la vérité d’un fait x, par exemple « Il pleut dehors », suive de la vérité d’un fait y, « La météo annoncée pour aujourd’hui annonçait de la pluie ». Mais le fait x n’est pas a priori causé par y. C’est notre langage qui établit cette nécessité. Spinoza pense qu’elle est physique et « dans » les choses ; Wittgenstein est plus subtil, car il y a toujours besoin de passer par une déduction logique pour attribuer la nécessité d’un fait ou d’une proposition quelconque. C’est pour cela que selon lui, « toute nécessité est logique » (6.375).
Wittgenstein récuse aussi l’idée de causalité : comme les états de choses ne sont a priori pas déterminés entre eux, alors « la croyance dans le nexus causal est superstition » (5.1361). Autrement dit, la connaissance du monde et des faits doit passer par le filtre du langage, et en particulier de la déduction logique. Or, « il n’existe pas de nexus causal qui justifierait une telle déduction » (5.136). Cela est lié à l’idée que nous venons de mentionner, à savoir que toute nécessité est logique. En effet, ce sont les propositions de notre langage qui établissent la nécessité de certains faits. Nous reviendrons sur ce point plus tard, lorsque nous évoquerons le cours de 1939.
3. 3. Les idées et les images :
Aenishänslin résume les doctrines des deux auteurs quant à notre mode de connaissance. Assurément, les idées spinozistes (« un concept de l’Esprit que l’Esprit forme en tant qu’il est une chose pensante », II, définitions) ne sont pas des images logiques des faits. On peut former une idée i, à partir d’un corps c : i(c). On peut également avoir des idées de nos idées, c’est-à-dire une forme de réflexivité : i(i(c)), et ainsi de suite : c’est proprement le fait de connaître « l’enchaînement » des choses et de leurs idées (Eth, II).
Les images permettent de connaître la réalité. C’est à partir de la proposition 2.1 que Wittgenstein présente sa « théorie » des images. Il y a deux types d’images :
- Les images de la forme IA , où A est par exemple l’espace, où IA représente tout état de choses vérifiant la propriété (ou l’attribut) A.
- Les images logiques (celles dont la forme de représentation est logique) : elles ne sont pas de nature substantielles, et sont habilitées à représenter les faits de n’importe quelle nature. L’image logique « peut représenter le monde » (2.19). De même, toute image est en fait une image logique (2.182).
C’est la deuxième forme d’image qui permet d’asserter des propositions vraies ou fausses (T, 4.01 : « La proposition est une image logique de la réalité »). Ce que Wittgenstein veut montrer est que nous nous faisons naturellement des images des faits, y compris sous la forme non logique, cela va de soi (T, 2.1). Mais, les images nous présentent « la situation dans l’espace logique, la subsistance et la non-subsistance d’états de choses » (2.11). Toute image est un fait (2.141), mais surtout, toute image peut être mise sous la forme logique.
Nous sommes en effet loin de la théorie de l’idée de Spinoza. Toutefois, on peut rappeler que Spinoza conçoit les idées de manière actives, « non pas comme des peintures muettes sur un tableau » (Eth, 249, corollaire), ce qui pourrait avoir comme conséquence que, lorsque l’on conçoit une idée ou une affection, nous utilisons activement notre langage pour l’affirmer, et que la nécessité de cette assertion requiert une logique rigoureuse, et que par conséquent nous devons veiller à faire usage des bons termes pour exprimer au mieux la réalité.
Dans l’Éthique, les images sont les « affections du Corps humain dont les idées nous représentent les choses extérieures comme présentes, bien qu’elles ne restituent pas les figures des choses » (217, scolie). Toutefois, les images n’ont rien « d’erroné ». Nous errons seulement lorsque nous sommes privés de « l’idée qui exclurait l’existence de ces choses que [nous] imaginons comme [nous] étant présentes » (ibid). En d’autres termes, si nous imaginons des choses (et donc qu’on les considère comme existantes), mais que nous savons qu’elles ne le sont pas en réalité, alors l’imagination n’est pas du tout un vice. En 240, scolie II, la connaissance imaginative est associée à l’opinion, ou « connaissance du premier genre », lorsque, « à partir des signes, quand, par exemple, après avoir lu ou entendu certains mots, nous nous souvenons des choses et nous en formons certaines idées semblables à celles par lesquelles nous imaginons les objets ». Les images, y compris les images employées par les philosophes, qui ont pu faire naître « tant de controverses chez les Philosophes » (scolie précédent), sont reléguées au premier genre de connaissance, qui est la « cause unique de fausseté » (241). Au contraire, le second et troisième genre de connaissance (respectivement les « notions communes » et les « idées adéquates des propriétés des choses », et la « Science intuitive », qui « procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu à la connaissance adéquate de l’essence des choses »), sont les deux seules formes de connaissance, uniquement intellectuelles, permettant d’atteindre une forme de vérité dans ce que nous disons.
4. 4. Est-il impossible d’énoncer des propositions éthiques ?
Comme Spinoza (et Schopenhauer), Wittgenstein pense que la croyance dans la liberté n’est que de l’ignorance (ignorance des causes qui nous déterminent pour Spinoza, simplement de la non-connaissance pour Wittgenstein) : « Le libre-arbitre consiste dans le fait que des actions à venir ne peuvent pas encore être connues » (T, 5.1362).
Bouveresse souligne bien qu’un des seuls exercices de philosophie « populaire » que Wittgenstein ait proposés porte précisément sur l’éthique, ce qui montre bien que, pour lui, son domaine dépasse de loin l’activité philosophique. La philosophie est d’ailleurs définie dans le Tractatus comme une clarification logique de notre pensée, alors que chez Spinoza, c’est la meilleure forme de vie, à savoir la vie intellectuelle (et donc divine).
Nous partirons de cette phrase que prononce Wittgenstein, page 19 de la Conférence : « Tout ce à quoi je tendais – et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d’écrire ou de parler sur l’éthique ou la religion – c’était d’affronter les bornes du langage ». Ce qu’il veut dire est qu’il n’est pas impossible d’écrire sur l’éthique, mais qu’il est impossible de proposer quelque théorie éthique que ce soit qui soit valide scientifiquement. « Valide scientifiquement » signifiant énoncer des propositions douées de sens (possibles logiquement), et vérifiables empiriquement (comme le pensaient également les positivistes). Ainsi, toute tentative de théorie éthique est compréhensible, intéressante car cela montre quelque chose du monde mais ne sera jamais vraie, juste, car elles ne disent proprement rien (voir Tractatus, toutes les propositions 6.4). En particulier : en 6.42, à la suite de 6.41 qui affirmait que toute valeur est « hors du monde », il écrit : « C’est pourquoi il ne peut y avoir de propositions éthiques. Les propositions ne peuvent rien exprimer de Supérieur [nichts Höheres] ». Il y a donc bien matière à penser que Wittgenstein refuse bien toute proposition éthique douée de sens, contrairement à Spinoza. Notre interprétation est la suivante : tenter d’énoncer des propositions éthiques est possible, cela relève même d’un besoin humain fondamental, à savoir celui de connaître le bien, mais leur statut ne sera jamais scientifique (au sens où on l’a défini). Nous voulons montrer que cela n’est pas en opposition avec le projet de l’Éthique tel que Spinoza le définit.
D’une part, l’Éthique est, à ce titre, comme le Tractatus : un ouvrage, pourrait-on dire, « d’initiation » au salut. Le sens de « salut » diffère toutefois chez les deux auteurs : chez l’un, synthétiquement, c’est « l’amour intellectuel de Dieu » (Eth, 537, « Il n’y a rien dans la nature qui soit contraire à l’amour intellectuel de Dieu ou qui puisse le détruire »), chez l’autre, c’est le pouvoir de déterminer ce sur dont on peut parler, et corrélativement, que « sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire » (T, 7). En un sens, Wittgenstein prend l’éthique spinoziste au pied de la lettre : l’action bonne n’a pas besoin de jugement externe pour qu’elle soit jugée ainsi. L’éthique, c’est proprement agir, bien agir, même. Et c’est ce que fait Wittgenstein avec ce qu’on a souvent appelé la remarque « autodestructrice » du Tractatus. S’il y a bien une fin attribuée à son ouvrage, c’est, comme Wittgenstein l’écrit en 6.54, de « rejeter l’échelle après y être monté » (la dernière proposition avant 7). Nous pensons donc qu’il est juste de dire que Wittgenstein transpose l’éthique (i.e. la vraie éthique, non morale, qui suppose qu’une action bonne est bonne, non car on la pense comme telle, mais car elle l’est par nature et de toute éternité), dans le langage. Par le langage du Tractatus, il professe l’impossibilité d’une éthique douée de sens (ce qui équivaut à scientifique pour lui). Mais, comme on le sait, le Tractatus donne également les moyens à son lecteur de « mieux voir » les choses, de les éclaircir, grâce à la « clarification logique » des pensées.
D’autre part, Spinoza ne réduit pas l’éthique à un projet scientifique. Nous pouvons dire que la science au sens des positivistes logiques et du premier Wittgenstein ne relève que du « second genre » de connaissance (Eth, 240, scolie II). Pascal Séverac prenait l’exemple de la sociologie de Pierre Bourdieu : certes, Bourdieu insiste sur rôle libérateur de la sociologie à maintes reprises, mais aussi sur son effet désenchanteur. Pour Séverac, cela tient au fait que la sociologie se résume à une connaissance du second genre, connaissance des lois sociales, des « convenances, différences et oppositions » (Eth, 229, scolie) entre les agents sociaux. Or, la « science intuitive » ne relève pas de ce genre de connaissance (Eth, 240, scolie II). Elle est d’emblée active : (Eth, IV, Appendice, IV) : « La béatitude [qui est associée au troisième genre de connaissance] n’est rien d’autre que la satisfaction même de l’âme qui naît de la connaissance intuitive de Dieu » (nous soulignons). Elle n’est pas qu’une simple énonciation de propositions, mais, au sens étymologique de comprendre (« prendre en soi »), une compréhension de soi comme mode fini de la substance infinie qu’est Dieu. Cette compréhension se définit bien entendu comme acquisition de connaissances, mais elle est avant tout « satisfaction » de soi comme mode fini, nécessaire, et parfaitement réglé de la substance unique. Elle est jouissance de sa place comme chaînon d’une série modale infinie et éternellement réglée.
En ce sens, le projet éthique de Spinoza s’accorde donc avec cette citation de la conférence sur l’éthique : « Il me semble évident que rien de ce que nous ne pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l’éthique ; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet intrinsèquement sublime et d’un niveau supérieur à tous autres sujets » (page 12). Nous nous accordons donc davantage (par rapport aux doutes d’E. Rigal, 2006) avec Bouveresse, qui écrit que :
« Les dernières propositions du Tractatus sont certainement celles qui justifient le plus pleinement cette remarque assez déconcertante de Wittgenstein : « Nos problèmes ne sont pas abstraits, ce sont au contraire peut-être les plus concrets qu'il y ait » (T, 5.5563). Et l'on ne peut pas ne pas songer ici à cette idée que le philosophe aux prises avec un certain type de problème ressemble à quelqu'un qui est enfermé dans une pièce en face d'un mur sur lequel ont été peintes des fausses portes qu'il s'efforce en vain d'ouvrir, sans voir la porte bien réelle percée dans le mur qui est derrière son dos, par laquelle il pourrait aisément sortir s'il consentait seulement à se retourner. Ce qu'on est convenu d'appeler le « problème moral » fournit certainement le meilleur exemple de cette situation : celui qui le pose est à la recherche d'une issue ; mais il s'obstine à essayer de passer par des fausses portes aussi longtemps qu'il croit pouvoir trouver l'issue en question dans une « réponse » philosophique » (RR, p. 81)
Il faut entendre par « « réponse » philosophique » une réponse scholastique et se prétendant complète vis-à-vis du problème moral (notamment la question « Que dois-je faire ? »), ou encore la recherche d’une formule générale de la moralité, moralité que Wittgenstein réduit davantage à « Sois heureux ! », dans ses Carnets : « Je suis heureux ou malheureux, c’est tout »). Le Tractatus, comme l’Éthique, sont une propédeutique à la vie heureuse, celle caractérisée par la compréhension juste du langage chez l’un, caractérisée par une juste compréhension de la nécessité de notre nature de modes finis. Ce sont deux préceptes conciliables.
Il faut également faire une remarque sur l’occurrence de l’expression sub specie aeternis dans le Tractatus. En 6.45, Wittgenstein écrit « La saisie du monde sub specie aeterni est sa saisie comme totalité bornée. Le sentiment du monde comme totalité bornée est le Mystique ». Également, en 6.4311 : « Si l’on entend par éternité non la durée infinie mais l’intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. Notre vie n’a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière ». Remarquons que la formulation correcte serait « sub specie aeternitatis ». Spinoza emploie la même expression pour désigner la nature de la Raison (244, cor. 2) : « Il est de la nature de la Raison de concevoir les choses sous un certain aspect d’éternité ».
Quel sens prend l’expression chez Wittgenstein ? À nouveau, Bouveresse (p. 109) rappelle bien que « le sens d’une proposition est défini par sa place dans un certain « système » ; et il y a une multiplicité indéfinie de tels systèmes ». Bouveresse relie judicieusement cette expression du Tractatus à un passage des Carnets, qui la mentionne également : « Dans la façon de voir ordinaire, on considère les objets pour ainsi dire en se plaçant parmi eux ; dans la façon de voir sub specie aeternitatis, on les considère de l’extérieur » (C, p.154). Cette proposition du Tractatus fait aussi penser à une des trois expériences de pensée de la Conférence sur l’éthique, celle où on l’on se demande « s’il ne peut rien m’arriver » (« J’ai la conscience tranquille, rien ne peut m’atteindre, quoi qu’il arrive »). Cet « indifférentisme » ou amoralisme éthique se traduit notamment dans le refus de pouvoir « formuler des préceptes et des maximes proscrivant une action en vertu de sa seule forme, sans qu’il soit fait référence à ce qui l’a motivée » (RR, p. 105, citant McGuinness). C’est uniquement la temporalité qui assigne une valeur (bonne ou mauvaise) aux choses. Il nous semble que cela s’accorde avec la conception spinoziste : la raison, comprise comme « l’acte de comprendre » (426), voit les choses sous cet « aspect » d’éternité, à savoir dans leur rapport à la nécessité des autres modes, et in fine, de la substance qui est éternelle. C’est le sens spinoziste de sub specia aeternitatis. Toutefois, il nous est aussi possible de penser les modes comme étant libres, c’est-à-dire devant être « perçus par soi », donc en dehors de leur relation à la durée (donc « dans le présent »). L’affect que l’on éprouve pour des choses imaginées ainsi (à savoir imaginées ni comme nécessaires, ni comme contingentes) est d’ailleurs « le plus grand de tous » (Eth, 505).
Toutefois, le regard sub specie aeternitatis est une conception chez Spinoza, donc il est purement intellectuel (c’est la raison qui conçoit les choses dans leur rapport à l’éternité divine[2]), alors qu’il est davantage une vision chez Wittgenstein (il parle de « saisie » [Anschauung]). Pour ce dernier, le le Mystique est le sentiment associé à cette vision. Rappelons que le Mystique est ce qui se montre, sans se dire (6.522), comme par exemple le fait que le monde soit (on ne peut rien en dire de sensé, car on ne peut concevoir le contraire de ce fait, à savoir qu’il aurait pu ne pas être). Mais la Science intuitive est bien quant à elle une satisfaction, celle de l’amour intellectuel de Dieu, qui permet de nous saisir comme modes d’une substance éternelle. Mais à nouveau, cette béatitude est exclusivement une connaissance des choses singulières et non d’une totalité : « J'ai pensé qu'il était à propos de faire ici cette remarque, afin de montrer par cet exemple combien la connaissance des choses particulières, que j'ai appelée intuitive ou du troisième genre (voyez le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2), est préférable et supérieure à la connaissance des choses universelles que j'ai appelées du second genre » (Eth, 535, Scolie). Au contraire, le Mystique est un sentiment du monde, d’une totalité.
De même, Spinoza pense aussi que le bien et le mal (au sens commun bien sûr) ne sont que des relations (une même chose peut être bonne ou mauvaise, comme la musique pour un sourd et pour un mélancolique), et se réduisent à « des modes du penser ou des notions que nous formons parce que nous comparons les choses entre elles » (IV, Préface). De même, Wittgenstein accorderait volontiers que ce que nous connaissons du bien et du mal « n’est rien d’autre qu’un affect de Joie ou de Tristesse, en tant que nous en sommes conscients » (408), car cela dépend toujours des faits et de notre conscience de ces derniers. Ainsi, « l’homme éthique » visé par les Carnets, le Tractatus et l’Éthique est bien un homme vivant « par-delà le bien et le mal », comme on les a définis. Mais, comme on l’a vu et comme on va le rappeler, il y a un gouffre « conceptuel » entre la nécessité et la causalité correspondante tels que Spinoza les pense, et la nécessité wittgensteinienne.
5. Des « mondes théoriques » bien différents :
Rigal souligne bien que le Tractatus se situe dans un tout autre monde théorique que l’Éthique : celui de « dissoudre » les problèmes philosophiques par une analyse logique du langage. Spinoza n’intègre pas cette radicalité linguistique dans l’éthique. L’article de Mme Rigal est également très utile car il mentionne un cours que Wittgenstein donna en 1939 à Cambridge, peu connu des commentateurs, qui, selon elle, « sape à sa racine même la conviction fondamentale de Spinoza, puisque son ambition est de montrer qu’il faut penser non seulement la liberté humaine, mais aussi les lois de la nature, « à la lumière de l’indéterminisme », au lieu de « nous cramponner au déterminisme »[3], comme dit Wittgenstein. Par souci de brièveté, nous n’expliciterons pas davantage l’utilité de ce cours de 1939, qui se situe chronologiquement entre le Tractatus et les Recherches philosophiques, mais il montre bien les désaccords conceptuels des deux auteurs. Mentionnons deux éléments centraux en faveur du désaccord conceptuel :
i. Le rejet de la croyance en la nécessité physique. Pour Rigal, ces illusions « ont une seule et même source », elles se fondent sur une « conception des lois de la nature qui est totalement erronée et en même temps absurde », que Wittgenstein résume au fatalisme (associée implicitement au nécessitarisme de Spinoza). « Les lois de la nature ne sont pas des principes explicatifs qui reposent sur des régularités observées et qui fondent la possibilité de la prédiction, mais des sortes « de rails sur lesquels les choses seraient contraintes de se déplacer »[4] ; ce sont des lois « déjà écrites » par une divinité omnisciente ». La différence est nette.
ii. Ensuite, la différence entre la définition des concepts mathématiques chez les deux auteurs. Spinoza identifie les concepts mathématiques à des « êtres de raison », et que des énoncés comme « la somme des trois angles d’un triangle vaut 180° » sont vrais de toute éternité (Eth, 117, Scholie I). Au contraire, Wittgenstein insiste sur fait que l’intemporalité de ces propositions n’est comme telle « depuis que les géomètres les ont établies » (Rigal). Spinoza reste prisonnier en ce sens de l’oubli de la place centrale des règles de langage dans la formation des vérités mathématiques et « éternelles » (réflexion qui sera en particulier continuée dans les Recherches philosophiques).
Ainsi, notre comparaison s’est limitée à la conception de la substance, du triplet substance-attribut-modes, le binôme idées-images, et enfin, l’éthique et les réflexions sur la liberté et le libre-arbitre. Ce qu’on peut dire pour ne pas répéter ce que l’on a vu, c’est qu’à première vue, de manière générale, Wittgenstein et Spinoza semblent partager un nombre important de points communs.
Par contre, en se concentrant davantage sur la place des concepts dans leur pensée et leur métaphysique, des concepts aussi importants que la substance ne possèdent pas la même « place » (chez l’un, notre monde appartient à la substance, chez l’autre, elle n’est qu’un support global des accidents, ou plutôt elle est simplement une condition de possibilité de l’existence d’états de choses). Mais il est vrai que les deux restent en ce sens « substantialistes », à savoir qu’il y a besoin de supposer une substance pour démontrer l’existence d’autres concepts (les modes, les attributs, ou chez l’autre le monde et les faits). Wittgenstein ne consacre toutefois pas autant de pages à la substance dans le Tractatus. Nous avons essayé de montrer, sans essayer de tomber dans une « foire d’empoigne », qu’un lien peut être fait entre les attributs et les « natures substantielles » des images du monde. Mais à nouveau, les attributs spinozistes sont définis par rapport à une substance ayant une tout autre définition que Wittgenstein, il ne semble pas vraiment que ce soit une association judicieuse. Enfin, on ne retrouve pas de concept « d’idée » dans le Tractatus : celles-ci sont remplacées par des images des faits du monde, pouvant être des images logiques. Wittgenstein accorde bien entendu de l’importance aux images non-logiques (colorées, picturales…). Le seul point d’accord réside que Spinoza avait bien vu le danger des images (et donc du langage), et également la part active dans toute idée.
C’est à propos de l’éthique, comprise comme investigation de ce qui est bien, que les choses peuvent vite devenir complexes. On a rappelé à quel point Wittgenstein a toujours soutenu l’idée qu’écrire une éthique (ou énoncer des propositions éthiques, c’est la même chose) était proprement impossible, car ces propositions ne diraient rien de la structure du monde : elles seraient vides de sens. Il n’aurait jamais pu concevoir qu’un ouvrage comme l’Éthique soit possible. Nous avons voulu montrer que ce n’est pas en opposition avec le projet de Spinoza : à savoir montrer, mais ne pas dire, qu’une meilleure voie est possible pour chacun. En effet, tous deux sont immanentistes, à savoir qu’aucun fait, ou action ne peut avoir de valeur intrinsèquement supérieure. Rigal écrit que « tous deux sont en quête de normes immanentes » (si tant est qu’il existe de telles normes).
De même, Spinoza fonde son éthique sur des axiomes, à savoir des évidences que nous voudrons bien lui accorder. Dès lors, si ces axiomes sont vrais, alors si on arrive à en déduire des conséquences, ces secondes propositions le seront aussi. Wittgenstein n’aurait sûrement pas été d’accord avec la définition de la substance spinoziste. Il l’aurait sans doute été davantage avec la reformulation que donne Matheron (Individu et communauté, p. 13), à savoir une « productivité pure » : « Cette productivité pure », interne à toutes les choses existantes, (…) c’est la substance ; les structures qu’elle se donne en se déployant, ce sont ses modes ; ce qui constitue son essence, c’est-à-dire la manière dont elle produit ses propres structures (en extension dans le cas d’un corps, en pensée dans le cas d’une idée ou d’un esprit), c’est l’attribut ». Cette productivité est ce qui permet à des états de choses de venir à l’existence, et donc de devenir des faits. En outre, il est vrai que la vision du monde sub specie aeternitatis est présente dans les deux œuvres. Nous avons en tout cas essayé de montrer qu’elle est avant tout intellectuelle (au sens d’abstrait et conceptuel) chez Spinoza, alors qu’elle s’apparente à une saisie, une vision, chez Wittgenstein. C’est en tout cas un sujet ayant donné lieu à diverses interprétations.
Nous avons montré que Spinoza ne réduit pas l’éthique à un projet scientifique, dont les propositions soient vérifiables empiriquement. Comme le Tractatus, l’Éthique ne contient pas réellement de formules de la forme « Tu dois » : elle indique seulement la voie du salut pour tous. La question reste toutefois entière : faut-il suivre à la lettre les propositions de l’Éthique (et de facto leur obéir) ? La réponse de Spinoza serait qu’il faut en effet « suivre » ces propositions, mais ne pas leur obéir, au sens moral classique d’obéir à des principes. Il faut tenter de les suivre au sens de les comprendre « par soi-même », au sens fort, à savoir pourquoi elles sont « vraies », ou tout du moins cohérentes dans le système axiomatique qu’est l’Éthique. Il faut ensuite faire l’expérience de leur vérité (en faisant « l’expérience de notre éternité »), dans la vie concrète, celle où l’on agit. Ainsi, les propositions de l’Éthique « disent » une chose, et cette chose serait : « Maintenant que vous m’avez comprise, agissez et vivez ! ». On voit que la fin (au sens de l’objectif) de l’Éthique se rapproche de l’avant-dernière proposition du Tractatus, à savoir de « rejeter » toutes les propositions après les avoir comprises. Les deux ouvrages sont donc deux moyens de faire l’expérience de deux révolutions chez leurs lecteurs : chez l’un, une révolution « désirante », intellectuelle et affective, chez l’autre une révolution du langage et de la logique, mais bien deux révolutions au service d’un même but, celui de mieux vivre. La proposition 6.521 du Tractatus montre cet aspect propre aux deux livres : « La solution au problème de la vie, on la remarque à la disparition de ce problème ».
Nous pourrions assez naturellement nous demander ce qu’il en irait à propos du « second » Wittgenstein (en particulier dans les Recherches philosophiques ou De la certitude). Par souci de longueur, c’est une partie de ses œuvres qui a volontairement été laissée de côté. Mais, assurément, d’importantes nuances seraient à apporter, comme le souligne E. Rigal : problème de la définition des concepts mathématiques, et croyance en une nécessité physique universelle, mais aussi importance fondamentale de « l’indéterminisme » (ou si l’on veut, de la contingence) dans la liberté humaine (cours de 1939). Cela n’est pas sans rappeler les oppositions formulées par Leibniz quant à la conception de la liberté chez Spinoza.
Bibliographie primaire :
B. de Spinoza, Éthique, Seuil, trad. B. Pautrat, 2010.
L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Garnier Flammarion, trad. C. Chauviré, 2022.
Conférence sur l’éthique, Folio, Collection « Folio plus » philosophie, 2008.
Bibliographie secondaire :
Aenishänslin, Markus, « Le Tractatus de Wittgenstein et l’Éthique de Spinoza : étude de comparaison structurale », thèse de doctorat sous la direction G.-G. Granger, 1988.
Bouveresse, Jacques Wittgenstein : la rime et la raison. Science, éthique et esthétique, Minuit, 1973, en particulier l’introduction et le chapitre 1.
Que peut-on faire de la religion ?, Agone, 2011.
Matheron, Alexandre, Individu et communauté chez Spinoza, Minuit, 1968.
Ouelbani, Mélika, L’éthique dans la philosophie de Wittgenstein.
Rigal, Elisabeth, « Wittgenstein et Spinoza : Un dialogue impossible ? », Kairos : revue de la Faculté de philosophie de l'Université de Toulouse-Le Mirail, 2006, 28, 231 p.
Séverac, Pascal, « Le Spinoza de Bourdieu », dans Claude Cohen-Boulakia, Pierre-François Moreau, Mireille Delbraccio (dir.), Lectures contemporaines de Spinoza, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012, p. 47-62.
[1] Cela requerrait une analyse à part. Spinoza ne laisse pas du tout le langage de côté : voir le passage souvent cité de l’Éthique, 240, scolie 2, sur le risque des idées générales et des « controverses entre les Philosophes » ayant utilisé des images trop générales, ou les analyses du TTP sur les textes religieux. Pour une analyse de ce thème, voir L. Bove, « La théorie du langage chez Spinoza », L’enseignement philosophique, mars-avril 1991, ou Laurent Martinet, « Spinoza : une physique du langage », mémoire de M2, Université de Picardie Jules Verne, 2020. Ce point a été volontairement laissé de côté, afin de se concentrer sur d’autres points communs plus saillants.
[2]
Il y a tout un débat
historiographique sur la question de savoir si la vision sub specie
aeternitatis correspond à la science intuitive, et si cette connaissance
est possible. Ferdinand Alquié conclut ainsi un de ses articles : « L’idée
même d’une telle connaissance ne saurait pour nous être claire. C’est ce que
nous nous sommes efforcés d’établir » (F. Alquié, « Chapitre XIV. La
science intuitive », dans Le rationalisme de Spinoza. Presses
Universitaires de France, « Épiméthée », 1998, p. 227-244).
[3] « Cours sur la liberté de la volonté », in Philosophica III, Mauvezin, T.E.R., 2001, p.58
[4] Ibid., p.55
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